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La gouvernance algorithmique pour le peuple par le peuple

Hugues Bersini, professeur Université Libre de Bruxelles
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Hugues Bersini

Une quinzaine de personnalités ont été invitées à publier, entre janvier 2018 et juin 2019, une Carte blanche sur le site web du CIRB : l’opportunité, pour chacune d’entre elles, de partager sa vision pour la Région bruxelloise de demain, et d’exprimer ses souhaits pour l’ICT régional.

Il y a urgence, vraiment. Nous nous trouvons au pied de multiples murs qui ont pour nom : réchauffement climatique, environnement et agriculture en péril, inégalités explosives, tensions communautaires, systèmes économiques hyper-fragilisés, … Or, la loi est beaucoup trop lente au regard de l’instantanéité algorithmique. La loi est beaucoup trop souple, beaucoup trop interprétable, au regard de la « dureté » algorithmique. Les GAFA nous le prouvent chaque jour. Leurs technologies n’ont de cesse de précéder les lois, de se substituer aux lois. Dans cette course-poursuite entre algorithmes envahissants et juristes dépassés, c’est une voie intermédiaire qui est plaidée ici : donner leur juste place à ces algorithmes dont les GAFA nous démontrent l’efficacité chaque minute, à la condition que la politique et le citoyen reprennent la main sur leur conception, leur écriture.

Mieux vaut la voiture qui s’arrête d’elle-même au feu rouge qu’un conducteur pressé que la peur de l’accident ou l’appréhension d’une amende onéreuse l’y stoppe également. Plutôt la domotique intelligente qui réduit vos émanations de gaz à effet de serre de 50% qu’une tractation sur le marché des quotas polluants ou la peur de l’amende découlant d’un dépassement du seuil d’émanation autorisé. Plutôt des impôts algorithmiquement prélevés à la source qu’une longue réflexion consacrée à toutes les manières de contourner sa contribution financière aux biens publics.

Toute démocratie se cherche un positionnement idéal entre efficacité et légitimité. Aujourd’hui, dans un grand nombre de nos pays, il semble que l’obsession de légitimité par la mystifiée voie électorale ou référendaire prenne de plus en plus le pas sur la piètre qualité des prestations gouvernementales. Pourtant, face à cette défiance de la politique et de nos gouvernants qui s’installe insidieusement partout, amenant de nombreux citoyens à lorgner avec envie vers les solutions stupidement extrêmes, le moment n’est-il pas venu de repenser ce positionnement ? N’est-il pas temps de reconsidérer les modes de légitimation au profit, cette fois, de plus d’efficacité ? Un gouffre béant se creuse entre des mécanismes politiques ancestraux qui ont mal vieilli, et la fulgurante apparition des algorithmes et des télécommunications qui se plaisent déjà, et sans l’aval de qui que ce soit, à redessiner en toute liberté les contours de notre vivre ensemble : normes, réputations, communautarisation, division du travail, économie de marché.

Notre quotidien s’avère à ce point bouleversé par cette invasion numérique qu’il n’est plus possible de douter de son efficacité. Sur le chemin reliant la légitimité à l’efficacité, un algorithme n’a de fait aucune légitimité, tout pensé et conçu qu’il soit pour être d’abord et avant tout pleinement efficace. En France, l’algorithme « Admission Post Bac/Parcoursup » a déjà fait couler beaucoup d’encre, eu égard à la grande sensibilité du sujet : l’affectation de nos chères petites têtes blondes aux établissements scolaires et universitaires qui les accueilleront pendant de nombreuses années. Les parents s’étant souvent émus du sort réservé à leurs enfants ont, à juste titre, exigé davantage de transparence, d’autant que le tirage au sort se trouve souvent évoqué en ultime recours, au grand dam de ces mêmes parents choqués que jet de dés et enseignement fassent si bon ménage. En réponse à ces inquiétudes et incompréhensions, l’algorithme a finalement été rendu public. C’est indéniablement une étape dans la très bonne direction.

La prochaine étape doit déboucher sur le groupe de développeurs en charge de son écriture, son maintien et ses évolutions, composé d’experts en informatique, en éducation publique et de citoyens intéressés et responsables, des parents par exemple, tirés au sort. De très intéressantes expériences de reprise en main du big data et des technologies informatiques par le public et le politique sont en cours dans des villes telles que San Francisco, Boston ou Milton Keynes (en Grande Bretagne). Boston est le lieu d’expérimentation algorithmique d’un groupe de développeurs sous le label « Code for America » et qui, parmi d’autres réalisations, ont inscrit à leur tableau de chasse l’inscription automatisée dans les écoles publiques. Cela devrait se généraliser dans toutes les villes, tous les pays. Que les auteurs des algorithmes à venir aient accès à un maximum de données publiques, en ce compris celles détenues par les GAFA (et qui leur octroient tant de pouvoir et tant de richesse), afin de concevoir et calibrer les logiciels en charge de notre cohabitation heureuse.

L’idée que demain nos comportements soient dictés, ceinturés, téléguidés par des algorithmes a de quoi faire frémir les plus libertaires de nos penseurs. C’est sans doute avoir la vue courte, car n’y-a-t-il pas loi plus acceptable que neutre, désincarnée, invisible, se confondant avec les murs, imperméable à l’arbitraire des juges, et laissant à chacun l’illusion que tout lui reste permis … entre les barrières que les logiciels installent. Les algorithmes sont déjà partout pour nous aider à faire face à tant de complexité. Il ne faudrait pourtant pas les faire à notre image, qu’ils décuplent nos vices et nos avidités, qu’ils accroissent encore la propension toute humaine à détourner les biens communs ou simplement à se détourner d’eux.

C’est plutôt au service de la collectivité qu’il devient urgent de les engager, et leurs programmeurs aussi.

Que les gilets jaunes apprennent à coder et demain leur appartient !

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